Le 17 octobre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu sa décision dans l’affaire Sony contre Datel (C-159/23), stipulant que les logiciels permettant aux joueurs de “tricher” dans les jeux vidéo n’enfreignent pas le droit d’auteur, à condition que ces logiciels ne modifient que le contenu des variables stockées dans la mémoire vive (RAM) de l’appareil concerné, sans permettre la reproduction ou la recréation du programme de jeu.
Contexte
Cette décision met un terme à une longue bataille judiciaire entre Sony, un fabricant de jeux et de consoles, et Datel, un développeur de logiciels et de dispositifs permettant aux joueurs d’utiliser les consoles et les jeux d’une manière non prévue par leur constructeur (les fameux logiciels de “triche”).
Les produits de Datel incluent le logiciel “Action Replay PSP” et le dispositif “TiltFX”, qui permettent aux joueurs du jeu de course “MotorStorm : Arctic Edge” de Sony d’accéder à des fonctionnalités normalement inaccessibles (comme des pilotes auparavant verrouillés) en s’exécutant parallèlement au jeu et en modifiant le contenu de certaines variables transférées à la RAM de l’appareil.
Sony a intenté une action en justice contre Datel en Allemagne, alléguant que l’utilisation des produits de Datel portait atteinte à son droit exclusif de modifier son programme informatique, au sens de la mise en œuvre allemande des Articles 1(1) à (3) et de l’Article 4(1)(b) de la Directive sur le logiciel (Directive 2009/24/CE).
Les Articles 1(1) à (3) précisent comment les programmes informatiques sont protégés par le droit d’auteur au niveau de l’UE, avec une protection s’étendant à l’expression originale du programme, mais pas aux idées sous-jacentes. L’Article 4(1)(b) accorde au titulaire des droits d’auteur des droits exclusifs pour traduire, adapter, arranger et modifier leur programme informatique.
En mars 2023, la Cour fédérale de justice allemande a soumis deux questions concernant ces dispositions à la CJUE :
- Un programme interfère-t-il avec la protection accordée par l’Article 1(1) à (3) de la Directive sur le logiciel s’il modifie les variables transférées à la RAM par le programme protégé et utilisées dans l’exécution de ce programme, mais ne modifie pas le code objet, le code source ou la reproduction du programme sous-jacent ?
- Une modification est-elle considérée comme une “altération” au sens de l’Article 4(1)(b) de la Directive sur le logiciel, lorsqu’un programme modifie des variables transférées à la RAM par le programme protégé, mais ne change pas le code objet, le code source ou la reproduction du programme protégé ?
La décision de la CJUE
En répondant à la première question, la CJUE a essentiellement reformulé pour demander si le contenu des variables qu’un programme informatique transfère à la RAM d’un ordinateur, et qui sont utilisées pour exécuter ce programme, est couvert par la protection du droit d’auteur selon la Directive sur le logiciel. Sa réponse a été négative : “le contenu des données de variable (…) ne relève pas de la protection conférée par cette directive, dans la mesure où ce contenu ne permet pas à un tel programme d’être reproduit ou créé ultérieurement.”
Le raisonnement de la CJUE repose sur trois axes principaux.
Premièrement, l’Article 1(2) de la Directive sur le logiciel protège l’expression d’un programme informatique, et non les idées et principes sous-jacents de ses éléments. Le code source et le code objet sont des formes d’expression, car ils permettent la reproduction ou la création subséquente du programme, tandis que d’autres éléments (comme les fonctionnalités du programme et les moyens par lesquels les utilisateurs les utilisent) ne sont pas protégés.
Deuxièmement, cette interprétation est soutenue par le préambule de la Directive, qui affirme que les idées et principes sous-jacents aux programmes, algorithmes et langages de programmation ne sont pas protégés. Seule la reproduction, traduction, adaptation ou transformation de la “forme du code” constitue une infraction.
Troisièmement, cette interprétation est conforme aux objectifs de la Directive, qui vise à protéger les auteurs de programmes informatiques contre la reproduction non autorisée, facile et peu coûteuse dans l’environnement numérique. Toutefois, elle n’a pas pour but d’accorder des monopoles qui freinent le développement indépendant – les concurrents sont libres de créer leurs propres mises en œuvre des mêmes idées pour produire des produits compatibles.
Au regard de ces éléments, la CJUE a estimé qu’il n’était pas nécessaire de répondre à la deuxième question soumise.
Commentaire
La décision de la CJUE confirme que la protection par le droit d’auteur des programmes informatiques, en vertu de la Directive sur le logiciel, est limitée et ne s’étend qu’à l’expression littérale du programme, en particulier au code source et au code objet. Les fonctionnalités, le langage de programmation, le format de données et le contenu des données de variables transférées à la RAM d’un ordinateur (et utilisées par le programme) ne sont pas protégés.
Il est intéressant de noter que dans ses observations, la Commission européenne a soulevé la question de la protection d’éléments des jeux de Sony autres que le programme informatique lui-même (par exemple, les éléments graphiques, sonores, visuels et narratifs) en vertu de la Directive InfoSoc, et a demandé à la CJUE de considérer si l’utilisation de “logiciels de triche” comme ceux de Datel pouvait constituer une reproduction d’une œuvre au sens de l’Article 2(a) de cette Directive. Malheureusement, la CJUE a refusé d’examiner ce point pour des raisons de procédure (les questions qui lui ont été posées ne mentionnaient pas la Directive InfoSoc et le tribunal allemand ayant posé la question a expressément indiqué dans son ordonnance de renvoi que la reproduction n’était pas en cause). Cependant, l’Avocat général, tout en convenant que ce point n’était pas nécessaire à l’analyse de la CJUE, a partagé certaines réflexions à ce sujet dans son avis et a exprimé des préoccupations quant à la viabilité de l’argument de la Commission. En particulier, il a noté que toute atteinte directe reposant sur la Directive InfoSoc serait imputable aux utilisateurs, et seulement indirectement aux fabricants comme Datel. De plus, en ce qui concerne les éléments graphiques des jeux qui pourraient être reproduits sur les écrans des utilisateurs pendant l’exécution des jeux, il a jugé que ces reproductions tomberaient sous l’exception des copies temporaires prévue à l’Article 5(1) de la Directive InfoSoc.
En conséquence, bien que l’affaire Sony contre Datel n’éteigne pas complètement la possibilité de contester les “logiciels de triche”, elle semble certainement réduire considérablement cette option.
Bon à savoir
- La CJUE s’est concentrée sur la distinction entre l’expression d’un programme (protégée) et les idées sous-jacentes (non protégées).
- La Directive sur le logiciel vise à établir un équilibre entre la protection des auteurs et la liberté d’innover des concurrents.
- Des points concernant la protection d’autres éléments des jeux vidéo pourraient être abordés dans de futures décisions juridiques.